Voici un article que j'aurais presque pu écrire (la qualité rédactionnelle en moins) sur le tigre celtique. Tous mes amis en Irlande venaient d'Europe de l'est (Pologne mais aussi Bulgarie, Roumanie, Slovaquie, etc.). Certes le tigre montre ses premiers signe d'essoufflement mais que de chemin parcouru depuis 15 ans!
LE MONDE 20.10.07 15h18Cracovie, à Wroclaw, à Gdansk, à Lublin, le mot circule comme une traînée de poudre : "Irlandia ! Irlandia !" Pour les jeunes Polonais, l'Irlande a détrôné l'Amérique, et l'aéroport de Dublin les guichets d'Ellis Island. Avec la Grande-Bretagne, c'est un nouvel eldorado où les mènent les bus bondés et plusieurs vols directs par jour. "On dit que là-bas tout est mieux, raconte Yola Sobas, une Polonaise émigrée, elle, à Paris : le boulot bien payé, les belles maisons de trois pièces, tout ! Ça devient une blague en Pologne : quand tu es malade, on te dit que le médecin est parti en Irlande."
En Pologne, l'opposition libérale (PO) en fait un argument de campagne, à l'occasion des élections législatives du dimanche 21 octobre : à cause de la politique menée par les très conservateurs frères Kaczynski, scande-t-elle, 2 millions de Polonais sont partis travailler à l'étranger. Les Irlandais, eux, n'en reviennent toujours pas. Depuis des siècles, ils s'étaient habitués à voir leurs enfants fuir pour survivre. Il y a encore dix ans, ils n'avaient quasiment jamais croisé un travailleur étranger. Aujourd'hui, 14 % de la main-d'oeuvre n'est pas irlandaise. En un temps record, au début des années 1990, cette terre d'émigration est devenue le "Tigre celte" où l'on immigre du monde entier. Et, depuis trois ans, les plus dynamiques d'entre eux ont pris le pas sur les autres : les Polonais.
Au centre de Dublin, le polonais est devenu la deuxième langue la plus parlée dans la rue. On ne peut quasiment pas rentrer dans un café, un hôtel ou un restaurant, sans y trouver une serveuse polonaise. On ne peut pas voir un immeuble en construction sans croiser un maçon polonais. Des magasins affichent des écriteaux en polonais. Il y a au moins quatre publications en polonais, un supplément en polonais dans un quotidien irlandais, des bars polonais et des épiceries polonaises, plutôt bon marché, où accourent les Irlandais saignés par la hausse du coût de la vie.
Aux quatre coins de l'Irlande, 28 prêtres ont été mandatés depuis Varsovie. Des messes en polonais ont lieu plusieurs fois par semaine, et plusieurs fois chaque dimanche, dans différentes églises pleines à craquer. St Audoen, à Dublin, est spécialement affectée aux Polonais. D'après les cartes de Sécurité sociale, ils sont 200 000 recensés en Irlande. Auxquels peuvent facilement s'ajouter, selon les autorités, une bonne centaine de milliers non déclarés. Autant dire une communauté visible, comparée aux 4,2 millions d'habitants de la petite République.
L'afflux s'est accéléré d'un coup en mai 2004 quand la Pologne, avec neuf autres pays, a fait son entrée dans l'Union européenne. L'Irlande est alors le seul Etat de l'Union, avec la Grande-Bretagne et la Suède, à accueillir ces ressortissants sur le marché de l'emploi sans conditions limitatives. L'extraordinaire boom économique irlandais fait le reste. Deuxième pays le plus riche d'Europe par habitant, après le Luxembourg, l'Irlande affiche le taux de chômage le plus bas (4,2 %), une croissance et une demande de main-d'oeuvre élevées, qui en font le point de chute rêvé.
A l'âge de 26 ans, Kasia Streg a fait le voyage. Originaire d'Opole, une ville plutôt aisée à proximité de la frontière allemande, elle a fait des études d'architecture à l'université de Wroclaw et a commencé à travailler dans une agence, pour un salaire mensuel de 1 500 zlotys (404 €). "Quand tu es diplômé en Pologne, tu te sens complexé, dit-elle. Tu te demandes toujours : qu'est-ce je vaudrais, à l'Ouest ?" Elle a voulu vérifier. Plusieurs de ses amis polonais avaient déjà émigré en Irlande.
En 2005, elle a envoyé son CV à deux agences, sur Internet. Le lendemain, les deux lui offraient un travail. Kasia Streg s'est installée dans la petite ville de Portlaoise, à une heure de route de Dublin. Grâce à son salaire (3 000 € nets par mois), et en partageant un logement avec deux compatriotes et une Chinoise, elle compte acheter deux appartements à Opole, qu'elle louera. Elle tentera l'aventure dans d'autres pays européens "où la météo est meilleure". Puis rentrera, un jour, en Pologne. " Avec les Irlandais, nous sommes faits pour nous entendre. Nous avons les mêmes valeurs, nous aimons boire une bière après le travail et regarder le foot à la télé."
Pour ces insulaires si peu habitués à la mixité, les Polonais sont des immigrés de rêve. Plutôt blonds aux yeux bleus, comme eux. Catholiques, presque plus qu'eux. Appréciant le whisky, au moins autant qu'eux. Ex-victimes de l'oppression des Russes et des Allemands, comme ils le furent des Anglais. Et leur rappelant, surtout, leur histoire personnelle : celle de leur misère et de leur tradition d'émigration.
Comble de perfection, c'est "l'élite" des Polonais qui émigre. Selon le ministère de la justice - bizarrement la seule autorité gouvernementale responsable de l'immigration -, les Polonais sont en moyenne plus qualifiés que les Irlandais. Anglophones, bons travailleurs, ils ne rechignent pas devant des tâches ne correspondant pas à leur niveau de qualification. La plupart sont jeunes, beaucoup viennent en célibataire avec l'intention de rentrer dans leur pays. Ces Polonais, si parfaits, l'Irlande s'en contenterait volontiers. Depuis 2004, le rejet des demandes d'asile a augmenté. Depuis cette année, un système de carte verte favorise les immigrants hautement qualifiés, et des restrictions à l'emploi sont imposées aux Bulgares et aux Roumains.
Mais la croissance s'essouffle naturellement (5 % aujourd'hui, après avoir atteint des sommets). L'industrie du bâtiment, creuset important de la main-d'oeuvre polonaise, est en déclin. Si, jusqu'ici, le chômage n'a pas augmenté, "il se pourrait que le travail commence à manquer tandis que le flux d'immigration, lui, continue sur sa lancée", prévoit Roger Fox, directeur à l'Autorité irlandaise pour la formation et l'emploi (FAS). Il est probable que les Polonais se concentreront encore davantage sur Londres, où les bras manqueront pour la préparation des Jeux olympiques.
Certains Irlandais commencent déjà à protester discrètement contre cette immigration massive. "Ils me rappellent ma jeunesse", note Philip, un "poseur de briques" à la retraite, accoudé au comptoir d'une taverne de Dublin. "A 20 ans, j'ai quitté mon pays, comme tous les Irlandais, pour être maçon à Londres. Comme tous les Irlandais, j'ai été sous-payé, j'ai vécu dans des chambres où même un chien refuserait d'entrer. Quand je vois les Polonais, je me vois. Ils croient qu'ils sont riches, mais ils n'économisent qu'en s'entassant à cinq ou six dans des chambres en sachant que c'est provisoire. Ils ne vivent pas dans le réel. Nos salaires baissent et le coût de la vie, lui, continue à monter. Ça ne me plaît pas."
A Sutton, une banlieue résidentielle du nord de Dublin, pas loin de la mer, Cezary Lukasik ne le contredirait pas. Lui aussi avait rêvé d'une "Irlandia" mythique, faite de revenus grandioses et de belles maisons. A Gdansk, au bord de la Baltique, il était serveur sur des bateaux de croisière et gagnait 600 € par mois, parfois 1 500 € en haute saison : "un bon salaire". En septembre 2004, il y a renoncé "pour travailler moins de 12 heures par jour, avoir une vie plus belle et économiser pour acheter une maison en Pologne".
A peine arrivé, il a trouvé un emploi dans un restaurant. Le patron le payait en dessous du minimum légal mais avec les pourboires, et en travaillant douze heures par jour, six jours sur sept, il amassait 2 000 € par mois. Le matin, il travaillait pour un quotidien d'information en polonais qu'il avait fondé en 2005 avec un autre immigré, StrefaEire. Celui-ci n'a pas survécu à la concurrence de Gazeta polska, le premier journal polonais en Irlande. Il y avait investi 20 000 €. Au bout de trois ans, Cezary a laissé tomber le restaurant. Il suit une formation en informatique. Pour s'y rendre, il doit marcher 6 km par jour : pas de quoi se payer une voiture, et les transports, comme toutes les infrastructures publiques, font défaut en Irlande.
Depuis son arrivée, le coût de la vie a augmenté. Dublin est devenue aussi chère que Londres. En travaillant le dimanche, la femme de Cezary gagne 1 700 € par mois en tant que serveuse. Ils ont une petite fille et louent une maison de quatre pièces, pour 1 400 €. Sur un calepin, Cezary tient ses comptes à la virgule près. Ce mois-ci, 157 € pour l'électricité, 125 € pour le gaz, 70 € pour le téléphone. Cette semaine, 185 € pour la crèche (il n'y en a aucune publique), 130 € pour la nourriture et la lessive, 7 € pour la poudre de lait, etc. Devenir informaticien, c'est sa dernière chance. "Je suis venu ici pour économiser. Or pour vivre normalement, dans une maison normale et en s'autorisant quelques sorties de temps en temps, on ne met rien de côté. Si je n'arrive pas à gagner 2 000 € avec des horaires humains, ça ne vaut pas le coup. Je rentrerai en Pologne."
Le Père Jaroslaw Maszkiewicz, chapelain de la communauté polonaise d'Irlande, l'entend souvent en confession : "Il y a une déception", dit-il. Beaucoup de ceux qui ont rêvé l'Irlande vont jusqu'à se retrouver à la rue. L'association pour sans abris Merchants Quay Ireland (MQI) doit secourir de plus en plus d'immigrés de l'Est (entre 50 et 70 par jour, majoritairement polonais). Le Père Maszkiewicz tente discrètement de faire passer aux fidèles le message du président Kaczynski : "La Pologne va bien, il faut revenir !"