ENTRETIEN : François Hollande dénonce une "omniprésidence" fondée sur le "coup d'éclat permanent". Propos recueillis par Caroline Monnot et Jean-Baptiste de Montvalon pour Le monde.
A quoi attribuez-vous la popularité de Nicolas Sarkozy ?
Pour tout vainqueur d'une élection présidentielle, s'ouvre toujours une période de grande liberté. Tout semble alors possible. C'est l'état d'apesanteur. Et convenons que Nicolas Sarkozy a pris ses aises depuis deux mois. Par rapport à sa fonction, qu'il occupe au-delà même de ses attributions ; par rapport à sa propre majorité, qu'il soumet au-delà même de la souffrance. Et par rapport à l'opposition, qu'il a tenté de réduire, et même de choisir.
Lui reconnaissez-vous des qualités ?
De l'habileté, Nicolas Sarkozy en est pourvu. De sens politique aussi. Et sa volonté de rompre avec son prédécesseur est évidente. Mais devant lui, il y a tout simplement la réalité. La réalité de la politique menée, qui risque d'être aussi efficace qu'in juste. Et la réalité de l'héritage : le sien, puisque sa majorité s'est succédé à elle-même.
Quel bilan faites-vous de ses deux mois de présidence ?
Alors que les présidents élus engagent souvent le plus ardu durant les premiers mois de mandat, Nicolas Sarkozy a fait le plus facile en accordant à crédit des cadeaux fiscaux. Tout en faisant croire que les largesses distribuées à quelques-uns bénéficieront au plus grand nombre. Ainsi le bouclier fiscal va-t-il permettre à moins de 1 000 contribuables de se voir rembourser 250 millions d'euros ! Avec la réforme des droits de succession, la suppression de l'impôt sur la fortune, c'est plus de 6 milliards d'euros que l'Etat va perdre. Quand son déficit est de l'ordre de 40 milliards d'euros, et celui de la Sécurité sociale de 13 milliards, accorder 6 milliards à une minorité de contribuables c'est insensé sur le plan budgétaire, inespéré pour les bénéficiaires, et inacceptable sur le plan social.
Pourquoi ce type de mesures ne suscitent-elles pas de réactions ?
Pour le moment les Français sont au spectacle. Nicolas Sarkozy est dans une stratégie de " coup d'éclat permanent ". L'omniprésidence suppose le coup d'éclat. Chaque jour vient changer la donne du précédent, et est effacé par le jour suivant.
En quoi cette méthode pose-t-elle problème ?
C'est une conception purement personnelle du pouvoir. Comme les Français, je veux que le président préside. Doit-il être pour autant le seul acteur ? Face à un exécutif fort, il faut un Parlement puissant qui maîtrise une part de l'initiative législative et contrôle le gouvernement, à condition qu'il y en ait un ! Or la méthode de Nicolas Sarkozy, c'est de laisser croire qu'il peut tout faire tout seul et de le faire savoir à la télévision.
Pourquoi n'êtes-vous pas entendu ?
Les Français veulent que ça marche. Ils ont raison. Ils sortent d'une longue période d'immobilisme, une suite d'illusions perdues et d'échecs. Ils espèrent une réussite que nous souhaitons tous. Pourquoi faudrait-il qu'une grande majorité de nos concitoyens soient déjà dans la condamnation ou la suspicion ? Certains, souvent les plus modestes, se sont même laissé convaincre que, si les plus fortunés ont des cadeaux, ils hériteront au moins des rubans. A nous de démontrer qu'il n'en sera rien, que l'argent public sera distribué en pure perte et que la politique économique du gouvernement n'encourage ni l'effort ni l'investissement, mais la rente.
N'avez-vous pas aussi perdu la bataille des valeurs ?
Nous avons perdu la bataille présidentielle, mais pas le combat sur les valeurs. Sur le travail, la propriété, la cohésion nationale, Nicolas Sarkozy a su se faire entendre en délivrant une philosophie consumériste : " Je vais vous permettre de réussir individuellement là où le collectif vous en empêche. " Il a installé une machine à rancunes ! En mettant en cause les valeurs collectives et en contestant les principes de solidarité, la droite installe la concurrence partout. Quand on est dans une logique individuelle, alors chacun demande à " en avoir pour son argent ". Ce sera la question dans les mois qui viennent : est-ce que chacun en a pour son argent, pour son vote ? La gauche, pour sa part, doit concilier les mécanismes de solidarité avec ceux de la performance personnelle. Il faut en terminer avec l'image d'une gauche qui serait simplement dans la redistribution ou dans la sanction de la réussite.
Nicolas Sarkozy a fait davantage que le PS pour la diversité...
Reconnaissons que la composition du gouvernement marque un progrès. Mais la vraie diversité doit être au Parlement. Dans le rapport entre majorité et opposition, mais aussi dans la présence de familles politiques à l'image de la société française, et d'élus qui lui ressemblent. Je souhaite que cette diversité soit assurée par une réforme des modes de scrutin, avec une dose de proportionnelle à l'Assemblée nationale et au Sénat. Enfin, la question du droit de vote des étrangers aux élections locales doit figurer dans le champ de la révision constitutionnelle.
Pratiqueriez-vous à votre tour l'ouverture si vous reveniez aux responsabilités ?
Ce n'est pas la bonne démarche. Il faut rejeter la confusion des politiques, des programmes, des personnes. Vieille chimère, le " gouvernement des meilleurs " conduit à la politique du pire. C'est antipolitique et adémocratique. Une Assemblée nationale a été composée par le peuple français sur la base de programmes différents. On ne pourra pas faire avec les uns le programme des autres. Cela n'empêche pas d'utiliser au mieux les talents. Mais dans le respect des engagements et des partis politiques et non pas contre eux. C'est pourquoi l'ouverture doit se faire autour d'un contrat de gouvernement. Elle s'appelle alors coalition. Et elle est annoncée avant le scrutin et pas après.
Qu'est-ce qui pourrait modifier la perception qu'ont les Français de M. Sarkozy ?
Le premier critère sera le pouvoir d'achat. Si d'ici les élections municipales, les Français ont le sentiment que leur travail n'est pas correctement rémunéré, que les prélèvements augmentent alors que la rente, le profit et la spéculation sont récompensés, alors leur jugement sera sévère. Le deuxième critère sera la création d'emplois. Si la précarité s'étend, et si en plus le contrat de travail est modifié, sans que la croissance soit au rendez-vous, la frustration sera forte. Le troisième critère, enfin, ce sera la cohésion de la société. Si les inégalités se creusent, si les quartiers restent à l'abandon, et si la division est installée entre les Français (usagers contre fonctionnaires, chômeurs contre salariés, retraités contre actifs), alors l'état de disgrâce ne sera pas loin.